03 octobre 2024 12:00
Tatami : La review de Louise
Cinéma et société
Il y a des films qui ne bénéficient pas de la force de frappe médiatique des grands blockbusters et c’est bien dommage, car Tatami est une vraie pépite. Kakémono dans un coin de mon cinéma, bande-annonce très peu diffusée dans les salles ou les réseaux (comparé à Beetljuice Beetljuice qui a envahie mon tiktok), c’est plus par un coup du sort ou le bouche à oreille qui permet de connaître ce film. Pourtant présent et ovationné à la Mostra de Venise 2024, les retours des spectateurs y sont unanimes et je me joins à eux pour dire que c’est une très belle œuvre sur les femmes, le sport et la liberté. Un thriller subtil qui mérite d’être vu et mis sur le devant de la scène, en pleine lumière.
Tatami
La judokate iranienne Leila (Arienne Mandi) et son entraîneuse Maryam (Zar Amir) se rendent aux Championnats du monde de judo en Géorgie avec l'intention de ramener sa première médaille d'or féminine à l'Iran. Mais au cours de la compétition, elles reçoivent un ultimatum de la République islamique ordonnant à Leila de simuler une blessure et d’abandonner pour éviter une possible confrontation avec l’athlète israélienne. Sa liberté et celle de sa famille étant en jeu, Leila se retrouve face à un choix impossible : se plier au régime iranien, comme l'implore son entraîneuse, ou se battre pour réaliser son rêve.
A partir de ce point, on rentre dans les détails du film. A vos risques et périls si vous ne l’avez pas vu.
Le sport et la politique : main dans la main sans le vouloir
Dès le titre, la couleur est annoncée : ça va parler judo. Le spectateur suit deux lignes narratives qui se croisent et s’entremêlent. Les différents combats de Leila est l’un deux.
L’autre est, bien évidemment, comment nos héroïnes vont réussir à se sortir de la crise géopolitique où elles sont plongées malgré elles. Le film est découpé par les différents affrontements. Un écran noir se pose, l’annonce des participantes est faite ; l’intrigue sera en pause le temps que Leila finisse son randori.
Ces coupures apparaissent à la fois comme des respirations dans la tension du thriller, un moment suspendu où l’on se concentre sur le match, en même temps, c’est un nouveau type de stress pour le spectateur : Leila va-t-elle venir à bout de son adversaire ? Mais on n’oublie pas que dès qu’elle sortira du tatami, la pression du gouvernement iranien reviendra. Par l’entremêlement de ces deux intrigues, ce film montre que tout est politique dans le monde. Il est répété régulièrement que le sport ne doit pas être politique. On a pu observer de belles scènes de fraternité, lors d'évènements sportifs à rayonnement international, entre les peuples malgré leur différent géopolitique. Dernier exemple en date : durant les JO de Paris 2024, deux pongistes de l’équipe nord-coréenne ont pris un selfie avec des membres de l’équipe sud coréen (source : Huffington Post et The Guardian)
On peut les y voir tout sourire, dans la paix et la bonne entente de ses jeux internationaux. Et oui le sport ne devrait pas être politique. Tout pratiquant d’activités sportives ont le point commun de partager la même passion. Mais les puissants de ce monde ne peuvent s’empêcher d’intervenir. Preuve étant que cette photo prise entre les équipes des deux Corées a eu un coût pour les nord-coréens . Pour qui ? Pourquoi ? pour avoir fait preuve de franche camaraderie loin d’un conflit qui a commencé bien avant leur naissance ? Ces types de gouvernement ont à l’évidence du temps à perdre. Les organisateurs (CIO) des JO sanctionnent tout geste politique. En faisant cela, ils souhaitent garantir la neutralité sportive et garantir un espace apaisé dans un monde en perpétuel ébullition ( source : Outside.)
Mais cela est vain car tout est politique, qu’on le veuille ou non. Les JO et tout événement sportif sont des tribunes politiques de choix depuis 1896 ! Dans Tatami, l’organisatrice de l'événement et représentante du comité international du judo ne souhaite pas intervenir dans la défense de Leila, malgré les avertissements de son assistante, tant que celle-ci n’aura pas fait une demande explicite et officielle. Pour garantir la paix et la neutralité, elle retarde l’intervention. Cependant, à la fin du film, le salut pour les protagonistes vient des organisatrices. Dès que Leila exprime sa volonté d’être protégée et fuir l'Iran, les femmes de l’organisation présentent sont à l’écoute et font tout pour la protéger. Un vrai esprit de sororité se met en place.
Enfin, la représentation du sport féminin est très juste. C’est très agréable d’avoir un film bien écrit, subtile, qui montre sans caricature ou gros sabot une femme forte, qui, littéralement, se bat pour ses convictions. Un film dont le message est limpide sans avoir besoin de l’expliciter à outrance. Leila est là pour se battre, c’est ce qu’elle fait. En tant que pratiquante d’arts martiaux depuis plus d’une dizaine d’années, j’applaudis des deux mains la représentation réaliste et non fantasmé de ce qu’est réellement une femme dans les sports de combat. On s’y reconnaît, on s’y projette, ce qui accroît l’attachement du spectateur pour les personnages.
L’antagoniste du film : les hommes
Ce titre peut sembler un peu péremptoire mais c’est factuel : toutes les personnes qui mettent des bâtons dans les roues de nos héroïnes sont des hommes. Nous sommes déjà dans un contexte où les sévices du patriarcat sont bien marqués : Leila et Maryam, de par ce qu’elles subissent, mettent en avant l’oppression des femmes en Iran par un régime dictatorial islamique. Pour résumer, ce sont des hommes qui imposent aux femmes comment vivre, se vêtir et se comporter sous couvert d’une religion, qu’à l’évidence, ils n’ont pas bien étudié. Il y a une vraie dichotomie entre les femmes et les hommes dans ce film. On suit une histoire de femmes venues s’affronter dans un tournoi opposant des judokatEs. Les aidantes sont des femmes qui organisent et viennent au secours des deux protagonistes. Mais pour les défendre de quoi : des hommes. Les éléments bloquants sont à chaque fois les hommes : le président de la fédération de judo d’Iran, le guide suprême d’Iran, ses politiciens et les agents masculins envoyés pour menacer Leila. Ils sont les éléments qui mettent la pression, sont menaçants.
Toutes les femmes présentes dans le film ne sont pas exemptes de comportements bloquants. Mais elles ne le sont pas par envie de pouvoir ou d’opprimer. Elles le sont car elles sont menacées par (roulement de tambour) des hommes à la tête d’un régime oppressif. La mère de Maryam pressurise sa fille car elle est menacée par des agents du gouvernement. Maryam et le reste de l’équipe ne soutiennent pas Leila car elles ont peur pour leur famille et leur vie.
Nous suivons donc des femmes qui essayent de se libérer du joug des hommes. Certaines vont y arriver mais dans la douleur, le sacrifice et le sang. On pourrait penser que la rébellion de Leila est vaine et égoïste. Par son geste, elle entraîne toute son équipe et son entraîneuse dans sa chute. Son mari et son fils doivent fuir le pays, son père se fait torturer. Elle ne brave pas les directives gouvernementales par pur caprice de tenter d’obtenir la médaille. Elle le fait pour faire bouger les choses, créer un précédent en prouvant qu’en agissant les choses peuvent peut être bouger et qu’il est possible de fuir. Un geste vain ? Pour Leila, ne rien faire c’est préserver un statu quo où les femmes sont clairement perdantes. Mais elle a été suffisamment patiente. En se battant et en faisant preuve de force, elle obtient sa liberté. Un message pour toutes les femmes qu’une issue est possible ? Malheureusement son geste sera censuré dans son pays, personne ne le verra. La propagande fera son œuvre pour ternir l’image de la judokate. D’un côté, nous sommes heureux que Leila et Maryam aient pu s’enfuir et qu’elles aient pu intégrer l’équipe de judo des réfugiés pour continuer leur passion, mais d’un autre côté, un sentiment d’amertume reste en fin de séance : elles ont tellement sacrifié mais les choses dans leur pays n’ont pas forcément évolué …
©Metropolitan FilmExport
Un rôle masculin donne un peu le change. Un personnage où chacune de ses apparitions est une bulle de respiration : le mari de Leïla. Enfin, un rôle de partenaire masculin, dans un couple hétéro, écrit à la perfection ! Si je devais imager ce qu’est un allié, je citerai le mari de Leila. Un personnage masculin qui n’est pas là pour apporter la solution au protagoniste féminin. Il n’est pas là pour expliquer quoi faire mais il est là pour soutenir. Un vrai rôle de partenaire. Par son soutien, sa réactivité et son autonomie, il apporte à Leïla une vraie liberté d’esprit et de mouvement. Il prend énormément de risques en fuyant le pays, en passant les frontières clandestinement avec son fils mais il est autonome. Il ne dicte pas à Leila ses actes. Il lui fait confiance pour prendre les bonnes décisions. Cette écriture de personnage masculin dans un couple hétéro est encore trop rare aujourd’hui. Mais celui-ci était très agréable.
L’esthétique renforce le propos
Le carré a une grande importance dans cette œuvre. Au-delà d’un choix esthétique, il permet de mettre en image ce qu’est d’être opprimé.
Tout d’abord, le format en 1:1 donne un écran carré. Ce format, pas aussi répandu que le classique 16:9, déstabilise les yeux du spectateur : le regard peut moins se balader, il est resserré sur l’action.
Dans un contexte aussi cadré que le judo (lol), le carré fait écho à la forme du tatami, la rigueur du protocole du sport. Mais le carré représente aussi le carcan dans lequel nos protagonistes sont bloqués. Dans ce quasi huis clos au sein du bâtiment de l’arène géorgienne : l’espace fermé, Leila et Maryam sont coincées malgré elles car elles savent que si elles sortent, elles seront enlevées pour un aller simple vers un autre carré : une cellule iranienne. Malheureusement, nos héroïnes comprennent très vite qu’elles ne pourront sortir de ce cadre sans faire des sacrifices forts. Ce carré, au début esthétique, devient étouffant pour le spectateur. On veut de l’ouverture de champs, respirer, élargir les horizons. Ce n’est qu’à la toute fin qu’un espoir se fait. Maryam et Leila participent à un nouveau tournoi de judo, cette fois-ci sous la bannière des athlètes réfugiés. Dans ce nouveau “cadre”, au moment de monter les escaliers et sortir à la lumière des spots qui éclairent le tatami, le champ s’ouvre, s'élargit légèrement. Cette ouverture offre une nouvelle perspective pour l’avenir. Cette extension de la vision n’a pu s’obtenir qu’au prix de sacrifices. La liberté s’est gagnée par la fuite. On aimerait détruire ce carré mais il est malheureusement trop solide. En effet, il faut se rappeler que dans les sociétés où nous, les femmes, évoluons, nous sommes toutes cantonnées à des carrés qui sont difficiles à briser.
En plus du carré, le choix du noir et blanc n’est pas anodin. Bien sûr, ça fait de prime abord écho aux arts martiaux, à la ceinture noire, au judogi blanc mais ça renforce aussi la couleur de leurs voiles avec lequel elles sont obligés de vivre et de pratiquer. Mais cela va plus loin : par ce choix, on peut se demander si une vie dictée, où l’on n’est pas libre de ses gestes, est-elle une vie sans couleur. Évoluer dans un environnement où tout est contrôlé ternit les joies de l’existence qui sont souvent associées à des explosions de couleurs. Le partie pris de ne mettre aucune couleur me plait sur le plan esthétique mais on peut se questionner sur l’absence de couleur jusqu’au bout du film, même quand les deux protagonistes ont réussi à s’enfuir et à continuer leur passion au sein de la ligue des réfugiés.
Finalement, peut être que même dans les moments de joie, de liberté apparente, la pression du régime et du patriarcat pèse en permanence. Même libres, même avec un horizon qui semble dégager, les couleurs ne reviennent pas et ne reviendront jamais. On pourrait imaginer que le régime les laisse en paix, mais une épée de damoclès pèse en permanence sur elle et sur les femmes du monde entier. Comment voir de la couleur quand on évolue dans un monde en nuance de gris ?
©Metropolitan FilmExport
Des faits réels à plusieurs niveaux
Ce thriller ne provient pas de nulle part. Il est inspiré d’une histoire vraie : celle de Saeid Mollaei, judoka iranien, à qui il a été demandé de déclarer forfait face à un adversaire pour ne pas à avoir à affronter l’israélien Sagi Muki en finale d’un tournoi de judo. (source : Wikipedia) Et ce fait de menacer ses athlètes pour les empêcher d’affronter des israéliens est monnaie courante. Pourtant, je n’en avais jamais entendu parler. On en apprend tous les jours et je remercie le cinéma pour cela !
La réalisatrice Zar Amir Ebrahimi (interprète de l'entraîneuse Maryam) a dû également fuir son pays en 2008. Au travers de ses deux personnages, elle livre un peu de son histoire personnelle. De plus, son co-réalisateur, Guy Nattiv, est juif. Un écho, volontaire ou non, à l’amitié dissimulée entre Leila et l'athlète juive. Dans leur collaboration dans la réalisation de ce beau film, ils prouvent que venir de deux pays ennemis n’empêche pas leurs ressortissants de réaliser de belles choses. Leïla, iranienne, est amie avec la Judokate juive qu’on lui intime de ne pas combattre. Les deux femmes ne se côtoient pas en tant que citoyenne, représentante de pays mais comme deux combattantes venues s’affronter dans un tournoi d’art martial.
Pour conclure sur Tatami, je recommande fortement d’aller voir ce film et de le faire connaître au plus grand nombre. Une des premières fois où le judo est aussi bien représenté sur grand écran ! C’est un thriller haletant où l’on souhaite une victoire sur tous les plans. On sue avec elles. Un film qui fait ressentir de telles émotions est forcément un bon film !